Interview de Sensei Taiji Kase 9e Dan de Karaté-dô Shotokan Ryu


Interview de Sensei Taiji Kase 9e Dan de Karaté-dô Shotokan Ryu

 Par Martín Fernández Rincón

 Introduction

En premier lieu, nous souhaitons remercier le Sensei Taiji Kase, car nous savons qu’à la suite de son problème cardiaque il eut été plus facile pour lui de cesser de donner cours dans le monde. Cependant, nous qui avons assisté au premier de ses stages après sa convalescence, en février à Paris, avons pu confirmer ce que nous avions déjà, le Sensei Kase possède une grande détermination et encore beaucoup à enseigner.

L’interview qui suit a été réalisée le 27 juillet 2000 au cours d’un stage international dans la Principauté d’Andorre. Pendant ce stage de cinq jours, nous avons pu partager ses enseignements de Karaté avec les pays suivants: Allemagne, Andorre, Australie, Belgique, Espagne, France, Grèce, Hollande, Angleterre, Luxembourg, Maroc, Portugal, Afrique du Sud et Suède, entre autres.

Budo International: Pourriez-vous nous dire comment vous avez affronté la pratique du Karaté après votre maladie?

Taiji Kase: Une fois passée la partie la plus difficile de la réanimation de l’infarctus, j’eus une grande surprise car les médecins me dirent que j’avais beaucoup d’eau dans les poumons. Ils ne se l’expliquaient pas. Ils disaient qu’elle devait s’être accumulée pendant de nombreuses années et que j’aurais dû le noter. Je n’avais cependant jamais eu aucun problème de santé sérieux.

Pour ma récupération, me souvenir de l’expérience de Yoshitaka Funakoshi fut très important. En effet, celui-ci alors qu’il était malade et gardait le lit pendant la plus grande partie de la journée, revêtait, une fois le soir venu, son karaté-gi et était fort et dynamique comme si de rien n’était. Pendant ma récupération, je me suis souvenu de cela et j’ai décidé d’accepter le défi de démontrer qu’avec le Karaté on peut surmonter les problèmes, y compris les problèmes de santé. Tout cela malgré le fait que les médecins me dirent qu’il valait mieux oublier la pratique et l’enseignement du Karaté et l’abandonner complètement. Pendant ma convalescence, je me suis souvenu également de l’expérience du Sensei Egami, un autre des Seniors dont j’avais reçu les classes. Le Sensei Egami fut également très malade et souffrit plusieurs interventions chirurgicales. Il avait de ce fait de grandes difficultés à respirer. Cependant, quand il donnait cours avec son assistant, le Sensei Takagi, Egami récupérait par moment en respirant d’une manière spéciale. Il disait alors «Ok, maintenant je vais enseigner» et il les laissait attaquer, leur opposant des défenses et des contre-attaques très rapides et surtout très précises. L’instant d’après, il avait de nouveau du mal à respirer. A nouveau au bout d’un moment, il avait récupéré et disait «Ok, maintenant je vais vous enseigner comment faire un Tsuki», il se mettait en position et faisait un Tsuki magnifique. J’ai donc décidé d’apprendre de mes Seniors et de mettre la même chose à l’épreuve. Autrement dit, bien que je ne puisse être toujours bien, je peux maintenir le pouvoir explosif durant de courts instants pour ensuite récupérer et ainsi de suite.

B.I.: Quels furent les Maîtres de Karaté ou les instructeurs qui vous ont donné cours?

T.K.: Nous étions membres du Shotokan-Dojo et officiellement le Shihan (Maître de plus haut grade) était Funakoshi Gichin et le second Shihan Funakoshi Yoshitaka (son fils). Un autre des instructeurs qui m’a le plus donné cours fut Hironishi Genshin. Mais nous assistions en outre aux classes de Karaté de l’Université. L’Université invitait une fois par semaine, de manière officielle, différents instructeurs. Il y eut ainsi Funakoshi Gichin, Yoshitaka, Hironishi, Kawata, Okuyama, Hayashi, Uemura, Kubota et d’autres. Dès lors, l’enseignement ne fut pas ce que l’on entend généralement par là. Nous avons reçu les influences de plusieurs instructeurs. Au moins une fois par semaine nous avions un instructeur invité à l’Université de Senshu.

B.I.: Vous nous avez beaucoup parlé du Sensei Okuyama Tadao qui, nous semble-t-il, était et est (car il vit toujours) quelqu’un de très spécial. Parlez-nous de lui et dites nous pourquoi vous avez autant d’estime pour lui.

T.K.: Pour parler du Sensei Okuyama, je remonterai à l’époque où les cinq universités de Shotokan réalisaient leurs examens de Dan (niveau) ensemble. Dans ces examens, il y avait Kata, Kihon et Kihon-Kumite et les instructeurs Seniors donnaient des points pour les qualifier. Les aspirants à l’examen faisaient le Kumite entre eux, mais après l’examen, il était de coutume qu’un l’un ou l’autre des Seniors fasse un Kumite (combat) avec les aspirants. C’est là que le Sensei Okuyama est apparu et j’ai de lui un souvenir impressionnant car il attaquait avec plus de vitesse et de précision que les autres et les aspirants à l’examen étaient incapables de réagir, il n’y avait pas moyen de se défendre du Sensei Okuyama, quand nous voulions réagir, nous avions déjà son poing sur la figure. Tout le monde est resté ébahi par son niveau impressionnant. En ce qui concerne les examens de Dan à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, Shimamura, Jotaru Takagi et moi fûmes les premiers à passer les examens de Sandan (3e Dan), le premier examen où nous fîmes Kumite entre nous. Au cours de cet examen, Motokuni Sugiura qui est aujourd’hui Instructeur Chef de la J.K.A. World Federation réussit le Shodan (1e Dan).

B.I.: Pouvez-vous expliquer aux lecteurs pourquoi Yoshitaka Funakoshi eut tellement d’influence sur l’évolution du Karaté Shotokan?

T.K.: Quand j’ai commencé la pratique du Karaté, nos Seniors nous ont expliqué que Sensei Funakoshi Gichin fut le pionnier du Karaté. Mais ils nous ont dit également que la grande évolution, révolution et développement de celui-ci fut réalisée par son fils Yoshitaka. Il fit un Karaté plus rapide, plus fort, plus dynamique. Le Sensei Yoshitaka cherchait la réalité, l’efficacité, si réellement les techniques fonctionnaient contre les attaques. Mais l’important à comprendre c’est que la grande évolution, du Karaté que le Sensei Funakoshi Gichin amena d’Okinawa, jusqu’au Karaté que faisait le Sensei Yoshitaka, fut possible grâce au concept de O-Waza (technique de longue distance) avec le maximum de puissance et de vitesse. Nous ne devons cependant pas rester sur ce concept car ce qui est réellement important, c’est de dominer O-Waza pour arriver à être efficace en Ko-Waza (technique de distance courte). Gichin Funakoshi lui-même expliqua que Seite (quand un bras défend et que l’autre contre-attaque) était important mais que l’était plus encore le travail de Hente (défense et contre-attaque avec le même bras) et que Hente était directement lié à la pratique de Ko-Waza.

Etant donné ce que nous venons de dire, il devient particulièrement important de comprendre le concept de O-Waza et ce qu’il fut historiquement. Imaginons que le développement d’un Tsuki sur une distance d’un mètre dure un temps «x». Eh bien, ce que faisait Sensei Yoshitaka, c’était augmenter progressivement la distance de 2 ou 3 mètres, par exemple, tout en restant dans le même temps et par conséquent d’obtenir beaucoup plus d’efficacité. De là surgit l’importance de la position Fudo-Dachi. En temps de guerre, les anciens Samouraïs accordaient beaucoup d’importance aux mouvements réalisés en Ko-Waza (techniques de parcours courts), ils cherchaient l’immédiateté de l’action car ils se jouaient la vie sur la distance courte. Après, en temps de paix, les parcours des techniques se sont progressivement élargis, se centrant plus sur le travail de O-Waza (long parcours) en tant que système d’entraînement. Par exemple, en Kendô des techniques de long parcours sont effectuées dans le but de développer les membres et de fortifier le corps, c’est-à-dire en tant qu’entraînement. Cependant, ce système d’entraînement bien utilisé permet de préparer la musculature et de pratiquer ensuite en Ko-Waza de manière efficace. Quant au travail des positions, le spécialité de Funakoshi (père) était le Kiba-Dachi. Yoshitaka s’en rendit compte et, fruit de ses expérimentations, surgit la position Fudo-Dachi car il basait sa méthode sur les techniques explosives et de long parcours. C’est pour cela qu’il créa la position Fudo-Dachi. Car ce type de techniques réalisées depuis des positions telles Zenkutsu-Dachi perdent une grande partie de leur efficacité. La même chose se passe avec les différents types de déplacements. A partir de Fudo-Dachi, nous pouvons nous déplacer et changer de direction avec un maximum de vitesse et de stabilité, ce qui n’est pas le cas pour d’autres positions. Nous avons un exemple clair de la recherche d’une plus grande distance et profondeur dans l’avancée avec un Tsuki dans la séquence technique: Fumi Komi – Soe Ashi – Gedan Tsuki – Soto Uke” du Kata Empi.

B.I.: Quand avez-vous vu Yoshitaka Funakoshi pour la première fois?

T.K.: C’était en 1944. Les classes pour débutants étaient généralement données par le Sensei Hironishi. Mais un jour, un autre Sensei donna la classe, je ne le connaissais pas et ne savais pas qui il était et quand j’ai demandé on m’a dit qu’il s’agissait de Waka Sensei (le jeune Sensei), le fils de Gichin Funakoshi. Pendant cette classe, Yoshitaka Sensei nous a enseigné comment faire Mae-Geri lentement et sans baiser la jambe jusque par terre, comment faire Yoko-Geri et sans rentrer Yoko-Geri comment faire Mawashi-Geri. Ensuite il nous dit: «je vais maintenant vous montrer comment nous le faisons habituellement» et il fit les trois coups de pied si rapidement et si puissamment que je me souviens encore d’avoir vu la lumière blanche du pantalon de son Karate-gi et entendu un bruit sec comme celui d’un éclair. Nous en sommes tous restés impressionnés. Quand nos Seniors nous enseignaient les Katas, ils nous racontaient que quand Yoshitaka Funakoshi faisait un Kata, ceux qui le voyaient percevaient une sensation spéciale, la terrible impression d’un danger imminent. Et ils nous disaient que c’était comme ça qu’il faillait faire les Katas de telle sorte que ceux qui les observent perçoivent et remarquent quelque chose, sentent la vibration de notre force intérieure et de notre détermination. Si ceux qui nous observent ne sentent rien, c’est que le Kata n’est pas bien fait, c’est un Kata du type «gymnastique ou danse».

B.I.: Dans vos cours, vous nous parlez toujours de l’importance de la respiration et du Hara. Pouvez-vous nous en parler?

T.K.: L’importance du Hara (point situé à quelques trois centimètres en dessous du nombril) dans le Budô a deux origines. D’un côté, il y a la méditation Zen. Dans le Zen, on découvrit qu’après la respiration ordinaire ou pectorale, au niveau des poumons, il y avait une méthode pour faire descendre l’air au moyen de la respiration vers le centre du corps, jusqu’au Hara. Cela donnait une plus grande stabilité et plus de facilité pour contrôler l’intérieur du corps et les mouvements s’amélioraient notablement. D’un autre côté, il y avait les Samouraïs et certaines expérimentèrent que, si au lieu d’utiliser la force musculaire des épaules, on utilisait un emplacement plus vers le bas, c’est-à-dire vers le Hara, les techniques étaient plus efficaces et avec plus de possibilités de réussite. Et comme au Japon, existaient déjà le Kendo, le Ju-Jutsu, etc. comme arts du Budô, petit à petit, le Karaté-dô parvint à suivre cette voie. Pour cela, il utilisa la respiration de la manière suivante: comprimer l’air vers le Hara, le maintenir là comprimé et utiliser cette énergie extra sous forme de force explosive pour la réalisation des techniques. Respirer correctement vers le Hara et faire cette compression permet de générer une force explosive indispensable par exemple dans les Sambon-Tsuki, Sandan-Tsuki ou les travaux de Hente (techniques successives avec le même bras), qui ne pourraient être réalisées efficacement avec une respiration au niveau de la poitrine ni avec la force musculaire des épaules. La maximum efficacité n’est possible qu’avec la force explosive que génère la respiration, l’emplacement et la compression dans le Hara.

B.I.: Vous nous avez, à certains moments, parlé de concepts extrêmement importants et cependant méconnus tels que le Toate. Pourriez-vous nous en donner une explication simple?

T.K.: Toate signifie toucher sans toucher physiquement. Voici un exemple pour s’initier à cette capacité. Quand nous bloquons l’attaquant au début de l’attaque de manière précise et avec beaucoup d’énergie, quand nous le faisons souvent, encore et encore, avec une grande concentration et la respiration adéquate, et que ensuite, à un moment donné, on ne le bloque pas mais qu’il a la même sensation, comme si nous l’avions bloqué, tant et si bien qu’il n’attaque pas et reste indécis. C’est un exemple d’initiation à ce que l’on appelle le Toate. Mais le Toate, c’est beaucoup plus que cela et bien peu de personnes, le Sensei Egami ou Yoshitaka par exemple, sont parvenues à approfondir cet aspect. En ce qui concerne cet aspect du Toate, à un niveau très supérieur, un jour on nous a raconté qu’anciennement certains Maîtres de Budô ou certains Samouraïs étaient capables de paralyser de petits oiseaux ou des chauve-souris sans les toucher. Ils dirigeaient simplement leur intention vers eux et en les visant avec leur regard, leur respiration ou leur Kiai, ils parvenaient à les paralyser un moment, le moment suffisant pour y enfoncer leur lance.

B.I.. Quels aspects de la pratique du Budô mettriez-vous en relief du fait de leur grande importance?

T.K.: L’un des aspects les plus importants dans la pratique de n’importe quel art du Budô, ce sont les répétitions de techniques ou de combinaisons. Mais, celles-ci ne doivent pas être faites n’importe comment. Ainsi, lorsque quelqu’un répète souvent une technique ou un mouvement déterminé, par exemple, 500, 1000 ou 10.000 répétitions de Tsuki (coup direct du poing), il doit regarder vers l’intérieur et percevoir ses sensations, car il n’y a eu sûrement que deux ou trois des Tsuki qui ont été corrects (vitesse, puissance, emplacement), autrement dit efficaces. Et seules ces deux ou trois répétitions sont importantes, ce sont de celles-là seulement dont nous devons nous rappeler. Pour cela, il faut être très réceptifs et sentir le moment où le mouvement a été bien fait, regarder à l’intérieur et enregistrer cette sensation avec l’esprit et le corps. Ensuite, il faut se demander: pourquoi à ce moment, l’ai-je fait mieux que les autres fois? C’est le saut du quantitatif (quantité) au qualitatif (qualité). C’est cela qui est véritablement important dans le processus d’apprentissage: comment passer d’un niveau à un autre.La prochaine fois que vous pratiquez cette technique ou une autre, vous devez essayer de vous souvenir de ces sensations afin que ces techniques puissent être réalisées successivement avec cette sensation. De cette manière, en peut-être cent répétitions seulement, vous parviendrez à en réussir deux ou trois. Ainsi, vous avancez de plus en plus vite et vous pouvez étendre les sensations correctes et bonnes à un plus grand nombre de techniques. C’est une des clés pour avancer. Il ne suffit pas de réaliser pendant 30, 40 ou 50 ans toujours le même mouvement, des milliers de répétitions sans percevoir ou sans se rendre compte de ce qui se passe dans notre corps, sans améliorer la qualité de nos techniques et en confiant exclusivement dans les répétitions. Ça ne suffit pas, il faut chercher quelle a été la technique correcte, qu’est-ce que vous avez senti et travailler avec cette sensation.

B.I.: Croyez-vous que le Karaté-dô ou le budô en général possèdent certains aspects mystérieux, accessibles seulement à quelques-uns?

T.K.: Non, ce qu’il y a, c’est que dans la pratique correcte du Budô, il faut parcourir un très long chemin. Sur celui-ci, je suis moi-même arrivé à beaucoup de choses et je me sens proches d’autres, je les sens, mais je n’y suis pas encore parvenu. Pour cette raison, n’importe qui peut avancer dans le Budô, chaque fois qu’il suit le chemin correct pour passer d’un niveau au niveau suivant. C’est ce qui marque réellement la différence entre certains pratiquants et d’autres. Car ce qui est réellement important, ce ne sont pas les années de pratique, mais la pratique correcte pendant ces années. C’est la seule manière de progresser vers un Karaté plus avancé. Pour cela, quand on me demande pourquoi nous pratiquons autant de techniques d’attaques, aussi souvent et de plus en plus fort, je réponds que la raison en est qu’expérimenter les sensations dans les attaques et chercher de plus en plus de précision, nous permet de rendre nos défenses de plus en plus fortes. Cela se doit à ce que lorsque nous parvenons à réaliser une attaque plus forte, nous avons à nous demander en même temps sincèrement si nous pourrions bloquer une attaque aussi rapide et aussi précise.

B.I.: Enfin, quel conseil donneriez-vous à tous les karatékas?

T.K.: Mon conseil pour les pratiquants de Karaté-dô est très simple: il faut bien faire attention à ce qu’a dit Gichin Funakoshi “Karate Ni Sente Nashi” (en Karaté il n’existe pas de première attaque). Il faut comprendre ce concept de manière très profonde. Aussi bien au niveau mental qu’au niveau technique. Il faut faire en sorte que l’agresseur possible comprenne mentalement qu’il vaut mieux pour lui ne pas attaquer, qu’il le sente et qu’il l’accepte. C’est là le véritable sens de la maxime “Karate Ni Sente Nashi”: que l’adversaire renonce à sa première attaque et qu’ainsi l’agression ne se produise pas.

B.I.: Pour terminer cette interview, qui pourrait être éternelle car j’ai encore une quantité d’autres questions que je garde pour une autre occasion, j’aimerais vous dire que nous vous sommes infiniment reconnaissants car pour d’innombrables personnes dans le monde, parmi lesquelles je m’inclus, vous avez été tout dans le Karaté-dô, du fait de votre qualité tant technique qu’humaine. A tel point qu’en vous découvrant, nous avons découvert notre idéal dans ce bel art et notre Dô, notre chemin dans la vie.

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